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« Il me paraît indispensable de ne pas en rester à l’expression des bons sentiments et de creuser profondément le sens de la fraternité » (Mathieu Clouet, référent laïcité de l’académie de Lille)

Entretien avec Mathieu Clouet, IA-IPR, référent laïcité de l’académie de Lille.

Vous affirmez que la fraternité doit constituer une politique publique d’éducation, sans quoi la société est menacée de fragmentation. Comment définiriez-vous la fraternité républicaine ? Cette notion est-elle aujourd’hui traitée dans les programmes d’Enseignement Moral et Civique et si oui de quelle manière ?

Mathieu Clouet : « Le terme fraternité n’est pas si aisé à définir. De l’acception biologique à la Fraternité-majuscule de R. Debray en passant par l’encyclique Fratelli tutti du pape François, chacun peut facilement constater que le terme charrie beaucoup de sens (lesquels varient en plus selon les époques).

On peut dire que la fraternité républicaine attend de l’individu qu’il dépasse son intérêt personnel et le cercle de ses fraternités électives (et donc nécessairement sélectives) pour injecter dans ses relations avec l’Autre, malgré sa dissemblance, une dimension affective qui ne va pas naturellement de soi. Elle nous invite ainsi à considérer Autrui comme un frère, indépendamment de tout lien fondé sur la biologie, l’appartenance communautaire, l’idéal coreligionnaire… C’est la raison pour laquelle, pendant la table-ronde, j’ai évoqué pour caractériser la fraternité républicaine trois dimensions :

  • le refus de l’indifférence à l’autre qui pousse à ressentir soi-même toute atteinte à son encontre;
  • un sentiment d’amour (le terme ne doit pas étonner ni sembler exagéré ; on le trouve déjà chez Edgar Quinet dans son Enseignement du peuple), qui me pousse à agir de manière juste ;
  • un effort sur soi-même pour mobiliser mon vouloir (Mona Ozouf parle d’une « volonté vertueuse »).

La fraternité républicaine peut ainsi être présentée comme la valeur-principe au fondement de notre idéal républicain qui, tout en respectant les fraternités électives, invite à accéder à l’universel.

Les élèves sont conduits à étudier la fraternité dans le cadre des programmes d’EMC, qui se proposent notamment de faire comprendre et de faire partager les valeurs de la République. Les programmes d’EMC du collège invitent les professeurs à la définir avec des mots simples et à l’étudier comme un idéal de cohésion sociale. Au lycée, il s’agit d’en aborder le sens et la portée, en tant qu’élément fondamental d’une société démocratique. Cette découverte en EMC est indispensable mais elle est évidemment insuffisante, ne serait-ce que parce que si l’on convient que pour être fraternel, il me faut consentir un effort, alors il apparaît que la fraternité ne peut être que le fruit d’une éducation dépassant largement les attendus d’un programme particulier. »

Vous parlez du nécessaire engagement des élèves en faveur de la fraternité, de la nécessité de leur consentement à cette idée. Comment le système scolaire français pourrait-il davantage encourager la construction de cet engagement et favoriser l’expérience de la fraternité ?

Mathieu Clouet : « Encourager la construction d’un tel engagement, c’est donc à mon sens mettre en place dans nos établissements une véritable pédagogie de la fraternité que je distingue, en raison de la planification et de la programmation pluriannuelle qu’elle suppose d’une part, de son articulation prolongée avec les conditions réelles de la vie en établissement d’autre part, des initiatives en faveur de la fraternité déjà nombreuses et souvent pertinentes. C’est un vaste programme dont on ne saurait faire le tour en quelques lignes et je m’en tiens ici au rappel de quelques idées principales.

Il convient tout d’abord de souligner que la fraternité ne doit pas être cantonnée au seul programme d’EMC. Tous les enseignements, sans exclusive, peuvent par exemple donner aux élèves la possibilité de découvrir l’Autre et ainsi de toucher du doigt l’Universel. Mais il ne suffira pas de féconder les enseignements.

La fraternité étant elle aussi « le résultat d’une expérience plus que d’une leçon » (j’emprunte la formule à J.-P. Obin et la détourne), cela suppose également d’aider à repenser notre fonctionnement en établissement pour faire de ces derniers des « écosystèmes de fraternité » selon la belle expression d’A. Bidar. Il s’agit essentiellement de permettre aux élèves de l’éprouver (au sens d’en administrer la preuve mais aussi de la mettre à l’épreuve), et donc d’investir l’ordinaire de la vie à l’école : gestion de classe, restauration, intercours, récréations, etc.

J’ai évoqué pendant la table ronde les effets mortifères de la compétition scolaire et des inégalités pour montrer que c’est en expérimentant les bienfaits de la fraternité que les élèves peuvent la trouver désirable et l’adopter. Cela suppose de notre part de la constance, de la cohérence et de la vérité : de la constance parce qu’une valeur qui s’exprime par intermittence ne peut être prise au sérieux ; de la cohérence parce que les élèves sont très sensibles aux écarts entre la réalité et le discours ; de la vérité par ce que l’illusion mène toujours à l’incantation stérile et à la déception, ce qui nous interdit de nier la rugosité du réel mais nous conduit à considérer que l’écart entre la valeur proclamée et celui-ci peut aussi être un aiguillon pour l’action. Il me semble que c’est à ce prix que la fraternité peut cesser d’être un mot d’ordre pour rentrer dans le domaine du possible.

Il me paraît ainsi indispensable de ne pas en rester à l’expression des bons sentiments et de creuser profondément le sens de la fraternité, avec deux principes essentiels : en faire percevoir le bénéfice pour l’individu et la collectivité d’une part, l’inscrire dans le vécu de nos élèves d’autre part. »

La laïcité requiert, tout comme la fraternité, l’engagement et le consentement de tous. Fraternité et laïcité constituent-elles deux principes intimement liés, y compris du point de vue pédagogique ?

Mathieu Clouet : « Dans leurs conférences, Gwénaële Calvès et Abdennour Bidar mettent clairement en évidence le lien consubstantiel entre la fraternité républicaine et la laïcité. Que l’existence d’un cadre apaisé permettant la rencontre et l’expression des convictions différentes et d’individus dissemblables (et qui peuvent le rester) précède ou découle de la fraternité, il n’empêche qu’on ne peut concevoir durablement l’une sans l’autre. Je partage complètement cette conclusion des deux intervenants et je n’y reviens donc pas ici.

Ce lien s’exprime également à l’école, et ce y compris (voire surtout) sur le plan pédagogique.

Même si la montée de l’entre soi social ne cesse d’être préoccupante, les écoles ont toujours la vertu de mettre en coprésence des élèves différents en voie d’accéder à une culture commune. Ces derniers découvrent ainsi que la pluralité des convictions et la possibilité pour les individus dissemblables de vivre et de construire ensemble ne s’opposent pas. En s’emparant pédagogiquement de ce constat empirique, les professeurs peuvent peu à peu apprendre à leurs élèves que la différence est féconde et que l’expression des convictions ne doit jamais conduire à l’exclusion ou à l’oppression. Si l’école est bien « une petite société », c’est un atout précieux pour l’avenir et il faut le cultiver car c’est une condition première de l’avènement d’une société fraternelle.

La laïcité et la fraternité sont également liées sur le plan pédagogique car la garantie de la liberté de conscience qui fonde la laïcité nous assure que l’éducation à la fraternité ne sera pas une inculcation. Eduquer aux valeurs dans un cadre laïque garantit ainsi aux familles que leurs enfants ne sont pas placés entre les mains de ce qui s’apparenterait à un appareil idéologique d’Etat. C’est librement que les élèves de l’Ecole laïque sont invités à partager les valeurs de la République et ces dernières n’exigent pas des élèves qu’ils renoncent à leurs fraternités électives ou à leurs convictions. Elles les invitent simplement à accéder à une dimension supplémentaire. A grandir en somme, avec toute la polysémie de ce terme également ! »

Visionnez (ou revisionnez) les temps forts de la journée d’études « Laïcité & fraternité » organisée par le Réseau des INSPÉ et l’INSPÉ Lille HdF.

Conférence : La laïcité, une promesse de fraternité

Gwenaële CALVÈS, Professeure de droit public, CY Cergy Paris Université

Table ronde : Laïcité & fraternité, un lien nécessaire

Table ronde animée par Christophe MIQUEU, référent Laïcité de l’INSPÉ de l’académie de Bordeaux
• Isabelle de MECQUENEM, référente Laïcité de l’INSPÉ de l’académie de Reims, membre du Conseil des sages de la laïcité
• Mathieu CLOUET, IA IPR, référent Laïcité de l’Académie de Lille
• Maxime SARAIVA, délégué départemental Education, Ligue de l’enseignement

Conférence et clôture de la journée d’études

  • Conférence : Abdennour BIDAR, philosophe, inspecteur général, membre du Conseil des sages de la laïcité
  •  Clôture de la journée d’études : Nicolas SEMBEL, référent Laïcité de l’INSPÉ Aix Marseille – Isabelle de MECQUENEM, membre du Conseil des sages de la laïcité

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