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Histoire des Arts et EMC : pour une didactique des œuvres socialement vives

Corinne Vezirian, Enseignante en Histoire, Chargée de mission Laïcité et Citoyenneté INSPÉ Lille HDF – Université de Lille

Les œuvres d’art, en tant qu’expression de la créativité humaine incarnent la liberté d’expression et la liberté de penser. Elles révèlent aussi les valeurs et les préoccupations d’une époque.

Tout en favorisant la réflexion, en stimulant l’imagination et en s’appuyant sur le sensible, l’enseignement de l’histoire des arts percute parfois des inquiétudes enseignantes. Comment aborder « des œuvres vives » avec les élèves ? Comment l’approche muséale permet-elle de mener des projets autour du partage des valeurs ? Est-il possible d’établir une méthodologie des œuvres d’art socialement vives ?

Oser le Musée : l’émancipation par les projets artistiques ou par la rencontre sensible avec les œuvres.

« Education artistique, l’échec n’est pas permis ! » la formule quasi injonctive proposée en 2013 par Philippe Meirieu s’impose en écho face aux deux pistes ici proposées :

D’une part, une expérimentation pédagogique au long cours qui propose un regard partagé entre deux classes issues de territoires différents, d’autre part une « interrogation » en lien avec la pratique de l’EAC et la rencontre sensible des élèves avec les œuvres au sein des structures culturelles qui les abritent. Bien évidemment, la question sous-tendue est ici celle qui permet d’interroger de façon réflexive une pratique enseignante : En quoi aller au Musée, c’est également faire preuve de didactique ?

En 2018 et 2019, les élèves de deux classes de seconde des lycées Emile ZOLA de Wattrelos (Nord) et Fernand DARCHICOURT d’Hénin Beaumont (Pas de Calais) accompagnés par leurs professeurs de lettres, d’Histoire des Arts et d’HG-EMC dans le cadre de l’Enseignement d’Exploration Patrimoine, ont été les acteurs d’un projet nommé « Regards croisés sur le Patrimoine : Roubaix ; Lens… ». Les échanges récurrents entre collègues des deux établissements proches, l’un de Roubaix , l’autre de Lens, revenaient sur ces deux villes aux destins intimement croisés : Fortes similitudes historiques, géographiques, sociaux-économiques et culturelles durant l’ère industrielle et post-industrielle avec le textile et la mine , tentatives similaires de reconversions des territoires à l’aube des années 2000 par le biais de projets culturels d’envergure : Musée de La Piscine de Roubaix et Musée du Louvre Lens ; Images très dégradées de ces territoires dans les médias et l’opinion publique ; Méconnaissance totale ou quasi de l’histoire de leur territoire proche par des élèves partagés entre un autodénigrement maladroit et forme de « fierté » non assumée. Il s’agissait donc d’emmener ces deux classes à la rencontre de l’autre, cet autre si loin, si proche, tout en travaillant à lutter contre les clichés, préjugés, stéréotypes, représentations sociales des élèves, de leurs familles, des enseignants même, afin de réfléchir et tenter de connaître mais aussi de faire connaître un espace culturel proche en osant la rencontre avec les territoires, avec ces habitants et surtout en amenant les uns et les autres à fréquenter, sans autocensure ni tabou, des structures culturelles d’envergure, en un mot: Entrer au Musée…et surtout, y revenir ! Le projet a rencontré un certain nombre d’obstacles (ambitions, logistiques, contraintes, blocages…) tous bien heureusement dépassés et il se situe à la croisée entre imaginaires, sensibilités, jugements et connaissances car il rassemble ici les mêmes données sous-tendues dans l’équation didactique qui s’impose à tout enseignant qui décide d’emmener une classe au Musée afin que la résolution de cette même équation soit un levier puissant d’émancipation offert aux élèves, tout particulièrement hors la classe !

La fréquentation des structures muséales par les élèves et les projets qui y sont menés par les enseignants amènent dans un second temps, si ce n’est constat, terme peut-être ici trop chargé, tout au moins une observation qui elle-même sous-tend une interrogation qui s’impose à tout enseignant : Nos élèves peuvent-ils, doivent-ils et veulent-ils tout voir au Musée ? Au-delà de l’indispensable et solide tissage didactique de tout projet pédagogique en lien avec une sortie, culturelle afin qu’elle ne soit pas un simple prétexte, une réflexion affleure de façon plus aigüe désormais, celle de la vivacité de certaines œuvres rencontrées par nos élèves. L’exposition temporaire consacrée au sculpteur Aristide Maillol, « La quête de l’harmonie » en février-mai 2023 au Musée de la Piscine de Roubaix pose ainsi la question du nu, qui plus est dans des dimensions spectaculaires, ou bien encore au sein de la collection permanente du Musée, la sculpture saisissante nommée « Chasse au nègre » (1889) de Charles-Marie-Félix Martin, artiste abolitioniste, nécessite au-delà du choc visuel que présente l’œuvre et de sa violence , une mise en contexte indispensable. Alors, si certains regards se détournent en classe ou une interpellation plus vive surgit face à l’image projetée, comment anticiper et réagir face aux réactions diverses des élèves, qui plus est in situ, afin de poser de façon constructive et efficace, le travail des compétences et de cheminement vers l’esprit critique sans aller contre notre camp, celui de l’émancipation et de l’acquisition des valeurs par les œuvres d’art ? Comment faire en sorte de garder bien en tête la phrase de Jacques Rancière « se cultiver, c’est sortir de sa propre culture » tout en conservant mesure et intelligence dans l’utilisation de cet outil puissant qu’est l’éducation artistique et culturelle comme levier d’un véritable ébranlement pour les élèves au sens où l’entend Philippe Meirieu ?

2- Concevoir une méthodologie des œuvres d’art socialement vives : jalons et points de vigilance au service de l’émancipation.

En lien avec ces pratiques pédagogiques Hors les murs, il reste à envisager l’approche didactique qui articule nécessairement transmission des savoirs, méthodologie d’analyse et développement d’un esprit de jugement en laissant en même temps toute sa place à l’émotion et au sensible. Le défi est de taille et si l’art est au cœur de la démarche éducative pour le vivre ensemble, il n’en demeure pas moins que la précaution autour d’œuvres vives (sociales, sociétales ou religieuses) est bien réelle et nécessaire.

Quelles dimensions éducatives sont aussi en jeu dans le cadre de l’EAC au-delà de la seule profondeur culturelle ? Les pratiques artistiques concourent à la compréhension des différentes formes de représentation du monde, à la pluralité des systèmes de pensée et à la possibilité de se frotter aux convictions des autres. Aussi, en s’inscrivant dans le cadre laïque de l’enseignement de l’histoire des arts, les élèves développent des compétences de l’esprit critique :

Décentration contre l’isolement égotique.
Questionnement sur le monde.
Prise en compte du complexe contre la généralisation abusive.
Suspension du jugement.

Proposer l’œuvre vive ou sensible aux regards des élèves, c’est donc permettre l’émancipation intellectuelle, le partage d’une culture commune et générale, enfin c’est aussi faire l’expérience de la liberté d’expression.

Aussi, il semble utile de poser des jalons et de mettre en avant quelques points de vigilance afin d’entourer la relation didactique à l’Éducation artistique et culturelle, en particulier dans l’interaction avec l’œuvre vive (schémas ci-dessous).

Finalement, l’enseignant s’inscrit totalement dans sa mission première de transmission des valeurs de la République lorsqu’il permet aux élèves la rencontre avec l’œuvre vive ou sensible. Demeure la posture du professeur qui sans cesse s’interroge sur ses objectifs, leur pertinence et sur sa parole faite de tact et d’anticipation.